jeudi 22 décembre 2011

Tribulations d'une testeuse

En vacances à Santiago du Chili, et comptant quelques amis dans l'équipe qui tourne actuellement No, le nouveau film de Pablo Larraín sur le plébiscite de Pinochet en 1988, j'ai demandé la permission de passer une tête sur le plateau pour observer comment ça se passait.

J'ai dû rôder une petite heure autour du set, à prendre des photos des camions de matériel et écouter les échanges verbaux des techniciens, avant que l'on ne vienne me demander si par hasard je ne m'aventurerais pas à jouer les figurantes dans la scène qu'on allait tourner.
L'appel des projecteurs m'a toujours laissée sourde, et l'idée d'être filmée à faire un truc qui n'est pas moi, pour tout dire, me glace un peu les sangs. Mais en même temps: si je voulais me faire une idée du fonctionnement d'un tournage, quelle meilleure manière que d'y participer...?
Et me voici, exploratrice sacrifiée sur l'autel de sa curiosité, affublée d'un costume années 80, me préparant à feindre dix-huit fois de suite de débattre avec mes camarades sur les orientations de la campagne. (Un canelé pour qui reconnaîtra l'acteur derrière moi, au fait.)

C'est plus fort que moi, je suis une testeuse. À mes risques et périls, il faut que je me mette dans les trucs pour les connaître.
Si un objet m'intéresse, il faut que je me le procure et que je l'essaie, que je comprenne comment il marche ou pourquoi il ne marche pas, que je distingue à qui il sert et à qui il ne sert pas. Si un système me tente, il faut que je l'expérimente, que je voie quels bénéfices j'en tire et quels inconvénients, avec quoi il est compatible et avec quoi il ne l'est pas. Si un discours me séduit, il faut que je l'éprouve contre la logique, contre les discours opposés, contre les témoignages et contre mon observation.
C'est usant, comme manie. Pour moi et pour ceux qui m'entourent, ce qui me revient à la figure aussi, à la réflexion. Imaginez un peu la tête de mon mari, quand je lui ai dit qu'en plus d'une écharpe porte-bébé, je voulais acheter une bandoulière à anneaux, une autre sans anneaux, et aussi un meï-taï, alors que je gagnais à peine de quoi soutenir le budget restaurant de la maison. Dans mon premier billet de mon premier blog, je rendais hommage à sa patience face à mes expérimentations; je voulais surtout dire que je sentais à quel point je le dérangeais. Je paraissais perpétuellement insatisfaite, une personne négative, qui ne voit que les défauts.
C'est sûr: j'ai une perception des défauts sensiblement plus aiguë que la moyenne. Alors, quand quelque chose m'incommode, il faut bien que j'aille voir ailleurs si je trouve mieux. C'est l'origine de ma passion pour les voyages. Vous passez une frontière, et vous découvrez que d'autres ont des solutions pour vos problèmes. Certaines croyances changent, sans que les résultats soient pires. Le pédiatre français me dit: "Mettez-lui du beurre dans sa purée, pas d'huile pour le moment", l'espagnol sur le même ton me dit exactement l'inverse. Moralité: c'est peut-être vous qui vous embêtez pour rien, et m'embêtez dans la foulée. Les autres pays sont de gigantesque centres d'expérimentation gratuite à qui veut bien les regarder. La maison de votre voisin aussi, à la rigueur.
Moi aussi j'ai longtemps cru que j'étais une négative, et tenté de brider cette manie dépensière de vouloir tout tester. Mais le temps m'a fait changer de perspective: j'ai compris que j'étais une designer, et que tester devait être mon activité principale. Tester les idées des autres est bien sûr essentiel, l'équivalent de la culture musicale pour un musicien. Mais tester ses propres idées est le B-A BA de la création. Jamais je n'ai réussi du premier coup un prototype. Mais je ne regrette pas tous ces essais manqués, ce sont ceux qui m'apprennent le plus, et sans lesquels la version qui marche ne serait jamais arrivée.

Comme déranger m'inhibe, j'ai préféré vivre seule; —avec mes enfants, s'entend, car non seulement ils ne paraissent pas dérangés, mais ils forment les conditions difficiles sans lesquelles aucun test n'est vraiment valable. Avant je testais comme une voleuse, ou de biais, sans m'en rendre compte. Maintenant j'y consacre la plus grande partie de mon temps et de mon budget, et j'en vois les fruits. 

Maintenant, quand on a une idée pour un objet, il faut le fabriquer. Et quand on n'a pas eu de formation technique, ça peut être cocasse. Quand j'ai voulu me fabriquer un bureau sur mesures, il y a des années, avec quatre pieds et une grande planche, j'ai été bien surprise de voir ma planche s'incurver comme un hamac! Plus tard, ayant imaginé des objets en tissu, j'ai acquis une machine à coudre et tâché d'apprendre les rudiments. La confusion d'une nulle en maths devant un patron qui ne veut pas ressembler à l'objet, je vous laisse imaginer. Dans les moments de découragement, je me répétais les vers de Boileau: 
Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse et le repolissez
Remarquez, on a des surprises aussi avec les professionnels. Un jour, pour tester une idée de vaisselle, j'ai pris avec mes dessins la route de Pomaire, fameux village d'artisans potiers près de Santiago. Une dame m'a dit oui tout de suite et noté consciencieusement ce que je lui indiquais. Prudente, j'ai passé une deuxième commande identique à un autre artisan. La semaine suivante, la dame me livra quelque chose de très joli, mais qui n'avait rien à voir avec ce que je lui avais demandé. Quant au monsieur, il s'échappa de sa boutique en me voyant arriver, ayant apparemment eu un petit coup de flemme. Dépitée, je me mis à la recherche de quelqu'un "de sérieux". Un grand atelier réalisait des poteries pour des supermarchés; le directeur discuta longuement avec moi des mesures exactes de mes prototypes et même des perspectives de vente. Je me félicitai d'avoir enfin trouvé. La semaine suivante, malheureusement, les pièces s'étaient cassées au four. Celle d'après, idem. Et encore la suivante. Mais enfin, lui demandai-je, comment faites-vous avec vos clients? Je n'ai jamais su, il s'est fait mettre aux abonnés absents.

Vous savez comme on dit que les artistes sont souvent durs à vivre? Obnubilés par leur art, ils consacrent un temps infini à travailler leurs brouillons, sans toujours savoir si le succès viendra. Ils testent, eux aussi. C'est un sacrifice qu'ils font pour apporter au monde de nouvelles œuvres qui le mèneront plus loin. Moi je fais des objets, c'est un peu moins vénérable, mais ça peut être utile si on le fait bien. Ayez pitié des créateurs: c'est pour vous qu'on teste.

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