jeudi 2 février 2012

Révolution demandée

La semaine dernière, le New York Times a publié un long article au sujet des conditions de travail consternantes observées dans les usines chinoises qui fournissent Apple, dont la principale est celle de Foxconn à Shenzhen.
"Nous nous efforçons vraiment d'améliorer les choses, nous a dit un ancien cadre chez Apple, mais la plupart des gens seraient quand même horrifiés s'ils voyaient d'où vient leur iPhone"
Quatre morts et des centaines de blessés dans deux explosions causées par la poussière d'aluminium dans des locaux mal ventilés. Des journées routinières de dix heures, six jours sur sept. Des heures supplémentaires forcées qu'on oublie même de payer, des salaires retenus par punition. Des travailleurs mineurs, exposés à des produits toxiques, entassés dans des dortoirs où l'on met des filets aux escaliers pour empêcher les suicides... voilà quelques uns des détails dont nous informe l'article.

Photograph by Mike Clarke/AFP/Getty Images.
Apple assure qu'elle attache la plus grande importance au bien-être des employés de sa chaîne de production, et a établi un cahier des charges qui demande "que les conditions de travail (...) soient sûres, que les employés soient traités avec respect et dignité, et que les procédés de fabrication soient responsables envers l'environnement".

Mais les audits qu'elle conduit année après année montrent que les fournisseurs persistent à ne pas  respecter ce cahier des charges, et les représailles promises sont rarement mises en œuvre. Il faut dire que la compagnie exige d'un autre côté des tarifs et une réactivité qui rendent impossible des telles conditions.
"La seule manière de gagner de l'argent en travaillant pour Apple est de s'arranger pour faire les choses plus vite et moins cher, nous a dit un cadre d'une entreprise qui avait participé au lancement de l'iPad. Et ensuite, ils reviennent l'année suivante et nous forcent à un rabais de 10%."
L'un des spectacles les plus acclamés de l'année dernière aux États-Unis est un one-man-show appelé The Agony And The Ecstasy Of Steve Jobs, par Mike Daisey. En voici un extrait adapté pour la radio. L'auteur y raconte comment, inconditionnel d'Apple, il s'est soudain demandé qui fabriquait ses beaux joujoux. Il s'est rendu à Shenzhen, où il a interviewé des employés de l'usine Foxconn, visité des usines en se faisant passer pour un industriel et parlé avec des membres d'organisations —secrètes— de travailleurs. Si vous avez une heure de tranquillité, je vous recommande l'écoute de ce récit fascinant.

Mike Daisey in Shenzhen, China  Photo: Ursa Watz 
Apple est loin d'être la seule entreprise à utiliser ces pratiques. Pratiquement tous les produits technologiques, le prêt-à-porter, tout est fait à la main dans des usines chinoises, ou leurs équivalents d'autres pays.

Il y a un siècle, la révolution industrielle se bâtissait sur la sueur de milliers d'Européens, enfants pour un grand nombre, qui laissaient leur santé et leur vie dans les longues heures de travail abrutissant exigées par le progrès. Est-ce la liberté des peuples émergents de soumettre une génération à ces pratiques pour gagner leur place au soleil de la prospérité?

Comme consommateurs, avons-nous une responsabilité vis à vis de ces travailleurs? Et si nous estimons que c'est le cas, avons-nous le pouvoir d'exiger des produits fabriqués dans de bonnes conditions?

C'est l'avis de l'organisation Slavery Footprint, qui pose aux visiteurs de son site la saisissante question: "Combien d'esclaves travaillent-ils pour vous?" et propose un questionnaire ludique sur vos habitudes de consommation pour calculer une réponse.

L'organisation offre également une application mobile permettant en théorie de s'informer sur les pratiques des marques, ainsi que d'envoyer à celles-ci un message manifestant votre intérêt. Mais cette application n'est pas au point, d'après les tests que j'ai faits.

En attendant, rien n'empêche de faire la même chose "manuellement". Soucieuse à l'idée d'habiller mes enfants avec des vêtements cousus par d'autres enfants, j'ai téléphoné et écrit à diverses marques de prêt-à-porter. Chez Acanthe, on n'a daigné me répondre ni par téléphone, ni par email. J'ai pris ça comme un mauvais signe, en plus d'un manque de respect, et je n'ai plus rien acheté chez eux.

Les autres m'ont répondu ce qu'un certain nombre de marques affichent sur leur site, à savoir que leur fabrication est délocalisée —en Chine, en Inde, au Bangladesh, au Maroc, en Tunisie et un long et cetera— mais que leurs fournisseurs obéissent à un cahier des charges strict en matière de conditions de travail.

On se sent rassuré à lire de telles choses, mais c'est à peu près ce qu'Apple disait. Quand l'usine est dans un pays où les travailleurs ne sont pas efficacement protégés par la loi, comme la Chine, peut-on croire que le cahier des charges est vraiment respecté?

Les marques entendent bien monter cette préoccupation chez les consommateurs, mais elles savent aussi qu'elle fait peu de poids face aux prix bas et à la nouveauté. Parier sur la responsabilité sociale représente un risque: investir dans l'amélioration de sa chaîne de production, investir en communication pour que les clients tolèrent la hausse de prix et le rythme plus lent, espérer que ça marche...

Farhad Manjoo, sur Slate, avance qu'Apple se trouve dans la position idéale pour prendre ce risque en grand, et entraîner tout le monde à sa suite. D'une part, parce qu'elle a cent milliards de dollars dans ses caisses, et d'autre part, parce que son image est un point clé de son succès.

Mais Manjoo ne s'arrête pas à une simple amélioration des conditions de travail, et demande à l'entreprise une des révolutions dont elle a le secret. Foxconn, dit-il, étudie la possibilité de robotiser une partie de sa production; le temps où les travailleurs chinois ne voudront plus de ces emplois ne saurait en effet tarder beaucoup.
"Apple serait sage d'investir dans ce futur. Quand votre iPad sera fabriqué par un robot, vous n'aurez plus à vous sentir coupable de rien."
Un rêve éveillé? Mais après tout, est-ce que Apple ne s'est pas caractérisée par la création de choses encore plus extraordinaires qu'on aurait osé l'imaginer? Est-ce que révolutionner la manufacture ne pourrait pas être sa prochaine grande innovation?

Comme le disait Steve Jobs, "les gens ne savent pas ce qu'ils veulent jusqu'à ce qu'on leur montre."


3 commentaires:

  1. Je crois que je ne vais plus regarder mon iPad du même œil... En même temps, on peut se demander ce que deviendront les travailleurs chinois une fois remplacés par des robots. Embarqués dans un autre job aussi pourri ou carrément sans boulot ? Le problème reste entier...

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  2. Probablement comme nous les Occidentaux: boulots pas toujours formidables mais quand même moins abrutissants, —bureaux, services... On s'est posé la même question en Europe à l'époque où le travail d'usine a commencé à décliner. Et la réponse n'est pas forcément le chômage, qui vient plutôt de la crise économique; car aux États-Unis, avec la même répartition du travail, ils n'en ont pas.

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  3. Les suites: Apple réagit à la vague de protestations et charge une organisation indépendante d'inspecter les usines. Le reste de l'industrie sera normalement obligé de suivre. Mais cela changera-t-il vraiment les choses, ou servira-t-il juste à rétablir l'image d'Apple?
    http://bits.blogs.nytimes.com/2012/02/13/apple-announces-independent-factory-inspections/?nl=technology&emc=techupdateema1

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