Il fut un temps où l'on croisait dans la rue les "pervenches". Par petits groupes à quatre épingles, un peu piaillants un peu ronflants, elles marchaient sur leurs petits talons, dans leurs petits tailleurs bleus, avec leurs petits chapeaux bleus, leurs petits sacs à main, et, entre leurs mains gantées de blanc, leurs redoutables petits carnets à distribuer les contraventions.
Aujourd'hui, voici l'allure des gens qui sanctionnent le mauvais stationnement: une sorte de treillis, avec rangers, casquette, et blouson, barrés de tous les côtés d'un gros sigle "ASVP".
Il ne me fait aucun doute que les personnes derrière ces uniformes sont foncièrement les mêmes. Pourtant, l'impression produite est radicalement différente.
Dans l'ensemble des Forces de l'Ordre françaises, depuis 2005, on a adopté ce genre de tenue. C'est Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, qui avait souhaité que la tenue, inchangée depuis vingt ans, soit modernisée. Conçue par Balenciaga Uniformes, "elle adopte dorénavant une ligne contemporaine et les matières actuelles qui la rendent plus fonctionnelle", selon ce
communiqué du Ministère de l'Intérieur. Chaussures "commando", pantalon à poches "treillis", blouson, casquette souple... sur cette
video présentée au journal de France2 en 2005, on détaille les aspects pratiques et confortables du nouvel uniforme, mais on ne dit pas un mot de ce qui saute aux yeux: l'inspiration militaire.
J'avoue ne pas très bien comprendre ce qui a motivé un tel choix. Dans les dernières versions, les coupes étaient passées de la vareuse raide au blouson plus décontracté, les signes distinctifs comme la bandoulière ou le képi avaient progressivement disparu (c'est une évolution qu'on voit très bien sur ce
catalogue du site de l'Amicale Police & Patrimoine, dont je ne peux pas copier les photos). On devinait une intention de se rapprocher du public, être vu comme moins à part, plus comme tout un chacun. Quand on est chargé de maintenir l'ordre, on a toujours un petit problème d'image. L'uniforme est un moyen d'influencer la perception à travers le langage subliminal du vêtement. Essayons de détailler quelques uns de ces messages.
Des godillots, donc, des treillis et des coupe-vent. Autrement dit, des vêtements d'action et d'intempérie traditionnellement associés aux groupes de combat rapide et dangereux, les fameux commandos. Dans un pays en paix comme la France, on avait surtout l'occasion d'en voir sur les pompiers. Les pompiers, ils escaladent des façades, ils foncent sous les poutres en feu qui tombent, ils ne peuvent pas être en escarpins. En faisant porter ces vêtements aux policiers, a-t-on voulu suggérer que leur activité était devenue plus périlleuse? Est-ce un témoignage de l'intention que certains prêtent à Nicolas Sarkozy, de renforcer le sentiment d'insécurité des Français, pour mieux paraître y répondre? Si c'est le cas, je ne suis pas sûre du résultat. Voir des groupes qui ont l'air de soldats déambuler dans la ville me donne un peu des images d'occupation.
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Photo: Rama, sur Wikimedia Commons |
Quant au détail de la grande inscription en travers du dos, il me renvoie instinctivement au mot SECURITE inscrit sur le blouson des gardes privés. Idem pour la casquette. Était-il bien judicieux de donner aux gardiens de la paix une touche de videurs?
(Il faut que j'ouvre une parenthèse ici sur les ASVP, dont le sort me paraît particulièrement injuste. Primo: ils n'ont le droit d'arrêter que des voitures garées, mais on leur a quand même collé des vêtements de commando; franchement, ils doivent se sentir comme des enfants en costume de Superman. Deuzio: c'est donc déjà pas cool d'avoir une inscription dans le dos comme un poisson d'avril, mais fallait-il qu'en plus elle sonne comme une blague? Enfin, qu'est-ce que ça veut dire, ASVP? Allumez s'il vous plaît? On n'utilise pas un sigle qui a déjà un sens pour tout le monde, enfin...)
Fermons la parenthèse. Il y a donc le langage du vêtement; mais la manière dont il est porté est comme le ton sur lequel on parle: il peut souligner, dévier, voire nier les paroles prononcées. Qu'en est-il de nos policiers en treillis? La panoplie commando renvoie à l'armée et aux missions dangereuses, de sorte qu'on tend à la compléter mentalement par une condition physique optimale, une certaine homogénéité anatomique et un comportement hautement discipliné. Or les policiers, ils sont recrutés dans une partie beaucoup plus large de la population: des gros, des petits, des maigres... Et ils ne sont pas entraînés à se tenir au garde-à-vous, ils se tiennent comme tout le monde, c'est à dire comme Agrippine. Rien de très mal à ça, enfin on en reparlera, sauf qu'ils sont en treillis. Et le relâchement en treillis, ça sonne une alarme: quelque chose n'est pas normal, le colonel est mort, les bidasses sont saouls; les tenues ont été usurpées par des caïds en mal d'intimidation. Ça fait gens qui ont les accessoires de la force mais qui ne sont pas sous contrôle; c'est encore moins rassurant que l'armée d'occupation.

La gestuelle a un tel poids dans l'impression qu'on produit, qu'une instruction en la matière accompagne beaucoup d'uniformes. Si c'est le cas de Forces de l'Ordre, non seulement elle est un peu laxiste sur la ligne du dos, mais elle omet un détail qui me paraît crucial: le regard.
J'ai été très frappée de croiser toutes sortes de représentants de l'Ordre, au regard fuyant. Quand vous voyez débarquer dans votre tram quatre fonctionnaires armés de pistolets et de mitraillettes, il y a une chose qui peut vous mettre à l'aise, c'est qu'ils vous adressent un regard franc. Mais à chaque fois que ça m'est arrivé, ils regardaient dans le vide, au sol ou entre eux; pas moyen de croiser leurs yeux. Or, ne pas soutenir un regard qu'on sait posé sur soi évoque deux sentiments possibles: quelqu'un qui se sent méprisé et qui craint qu'on le prenne à partie, ou quelqu'un qui au contraire affiche son mépris des autres en affectant de les ignorer.
Quel que soit le sentiment réel de la personne, un entraînement sur la manière appropriée de diriger ses yeux est très utile pour l'image qu'elle va renvoyer, personnellement ou collectivement. Chez Starbucks, les employés ont une série d'
instructions précises pour traiter le client, et l'une d'elle est de capter son regard dans les dix secondes suivant son arrivée. Regarder dans les yeux établit un contact, et en plus l'oriente dans la direction désirée. C'est donc la première condition de la sympathie, chose qui intéresse la chaîne de cafés, mais aussi de toute autorité véritable.
Il y a une autre profession qui reçoit un entraînement systématique à regarder les gens dans les yeux, ce sont les hôtesses de l'air et stewards. Vous l'aurez remarqué, vous n'entrez jamais dans un avion sans qu'on vous accueille avec un bonjour personnel et poli. Or les hôtesses et stewards ont parmi leurs missions celle de maintenir l'ordre. À chaque vol, ils doivent obliger certains passagers à attacher leur ceinture, éteindre leur portable ou cesser de boire, et donner l'impression d'être capables de faire respecter les consignes de sécurité en cas de pépin. Les choses pourraient vite mal tourner, dans cet espace confiné, si les normes n'étaient pas respectées et que les gens se mettaient à agir à leur guise.
On leur demande également une prestance, ils se tiennent droits, la tête haute, les épaules basses. Jamais de mains dans les poches ni de démarche traînante. Cheveux courts ou attachés, aspect soigné. Et ils portent un uniforme qui est resté remarquablement similaire au fil du temps et au gré des compagnies: il est toujours urbain et élégant.
Pourquoi si peu de variété parmi tant de compagnies? Pourquoi pas des personnels navigants en jeans et t-shirts, plus proches des gens...? En robe à frou-frous, plus sexy...? En rangers et treillis, plus pratiques en cas de pirates de l'air...? Pourquoi ne pas vous tutoyer et vous appeler par votre prénom...? Vous offrir un petit show...? Ou s'épargner tant de manières et donner un coup de sifflet à celui dont le sac dépasse...?
Un costume urbain et élégant —comme le tailleur et le costume cravate—, associé à des manières raffinées, évoque de manière atavique une personne de classe dirigeante. C'est la raison pour laquelle on demande cette tenue dans tous les métiers où l'on doit avoir l'air "respectable". C'est ancré dans nos neurones: des vêtements de qualité font riche, donc propriétaire; trop élégants pour l'activité physique (en apparence) font chef qui est au dessus du sale boulot; et stricts, ils disent "je ne suis pas là pour vous séduire", et suggèrent donc qu'on n'hésitera pas à se rendre antipathique s'il le faut.
La prestance et les bonnes manières confirment le vêtement. Vous avez déjà croisé un garçon à qui on a mis un costume pour vendre des assurances et qui met ses doigts dans son nez? —Effet annulé. Enfin, le regard assuré indique qu'on est sur son terrain. Toute cette tenue est donc le cocktail parfait pour dire: "Voici un bel avion d'une compagnie prestigieuse. Nous sommes les maîtres et nous vous donnons la bienvenue."
Par contraste, une personne au comportement vulgaire et en vêtements d'action va plutôt suggérer à nos neurones programmées: "Je suis l'homme de main du patron. Vous ne me respectez pas, mais vous êtes bien obligé de me craindre."
Incidemment, Balenciaga Uniformes conçoit les tenues de plusieurs compagnies aériennes. C'est très personnel, mais j'espère que dans quinze ans, quand il sera temps de renouveler celles de la Police, on leur demandera d'arrêter le look de garde-chiourme, et de réinventer les pervenches et les hirondelles.